dimanche 31 août 2014

UN MONDE IDÉAL : DU RÊVE A LA RÉALITÉ

Il en est des non-dits comme de ces plantes qui s'efforcent de croître dans l'ombre. Elles évoluent, se glissent subrepticement dans les failles, grignotent les lieux investis en étouffant leurs congénères assoiffées de lumière, s'étalent insidieusement jusqu'à recouvrir le moindre espace de liberté.

C'est exactement ce qui se passe autour de vous. Sournoisement, en prenant soin de ne pas faire de vagues pour n'affoler personne, un parti politique à l'idéologie nauséabonde s'est installé dans votre ville. Il se savait attendu comme un sauveur par des habitants dont le racisme primaire et inconditionnel guide les choix, impatients de lui fournir la matraque dont il aurait besoin pour chasser les indésirables. Il s'est donc consacré à séduire les autres, les inquiets, les peureux. Prenant son temps pour les approcher, leur faisant une cour assidue mais discrète, les noyant dans des promesses de vie future idyllique, ils les ont conquis à force de patience et de ténacité. Pour finalement emporter le bastion, la mariée et toute la famille avec ! Sauf vous.

Un matin vous vous réveillez avec le drôle de sentiment de plus pouvoir respirer et à partir de là vous ne vivez plus, vous survivez. Péniblement, douloureusement. Vous vous accrochez à l'espoir ténu que cela ne saurait durer tout en sachant pertinemment qu'hélas vous devrez supporter cela pendant les six années à venir. Au minimum. L'être humain étant ce qu'il est on ne peut espérer de lui qu'il se ressaisisse et fasse le constat de ses erreurs plus rapidement qu'il n'en est capable. Pour cela il lui faudra subir, chercher à comprendre le pourquoi du comment, assimiler les leçons et envisager les conséquences. Ce qui forcément prendra beaucoup de temps. Et pendant ce temps-là vous vivez dans un monde nouveau, tout d'ordre et de rigueur, un monde dans lequel la moindre de vos activités est soumise à conditions, examinée, dépecée, pour finalement vous être interdite sous de fallacieux prétextes dispensés avec componction. Car il vous faut rentrer dans le droit chemin. Vous ne pouvez plus vous égarer sur des sentes mal tracées au gré de vos envies de découverte, cela risquerait de vous éclairer sur la vraie vie, l'autre, celle du reste du monde. La liste des interdits s'allonge au fil des jours jusqu'à envahir vos songes pour en faire d'irrémédiables cauchemars. 

La musique ? Oui bien sûr, mais pas n'importe laquelle ! Vous ne sauriez demeurer convenable en écoutant des artistes engagés, du raï, du rap, du R’n’B, de la techno, de l'électro, du funk, de la house, du hard-rock, du metal... Il vous reste le choix entre la musique classique, cette bonne vieille variété française qu'on chantonne de tous temps dans nos chaumières, et peut-être un peu de variété étrangère ou même de jazz, mais pour ce dernier pas tout hein ? C'est tout de même une musique de nègros ! Très vite vous comprenez que seules sont autorisées les valeurs sûres, rien de novateur. Mais cela ne vous plaît pas. Tant pis ! Vous n'écouterez plus de musique.

Alors vous vous tournez vers la lecture, après tout il y a tellement de livres que vous trouverez votre bonheur, du moins le croyez-vous. Mais les rayons des librairies n'offrent que des œuvres de Céline, de Drieu la Rochelle, de Maurras, de Brasillach, de Paulhan, de Claudel... Fort heureusement vous lisez couramment plusieurs langues et vous fouillez dans les auteurs italiens, mais là vous ne voyez que les livres de Marinetti, d'Annunzio, de Foscolo... Les espagnols ? On vous propose avec entrain les écrits de Garcia Serrano ! Les allemands ? Oui bien entendu, il y a Heidegger, Grimm, Günter ou Rosenberg... Et la cerise sur le gâteau : Hitler himself. Les libraires argueront que ce sont tous de grands écrivains dont on ne peut nier le talent, mais vous ne vous sentez pas prêts à avaler toute cette mixture indigeste et vous refusez même de chercher parmi les autres auteurs européens. Tant pis ! Vous ne lirez plus.

Que faire de votre temps libre ? Les expositions culturelles sont encadrées et limitées à des artistes autorisés et peu exaltants, bien évidemment les grapheurs sont pourchassés, le Street Art interdit et puni d'une lourde amende voire d'un emprisonnement ! Les concerts spontanés, les bœufs entre amis musiciens, les lectures de textes inédits voire même les regroupement amicaux sont vite dispersés. Le sport, pratique saine visant à nettoyer votre mental en épuisant votre corps est vivement encouragé. Des manifestations sont organisées chaque fin de semaine, la compétition est le fruit d'entraînements journaliers et seuls les esprits forts tiennent la distance. Les autres, ceux qui ne sont pas doués pour les performances sportives, on les regarde de travers et on s'interroge sur leurs tares cachées. Très vite vous vous sentez mal dans votre peau et perdez votre belle assurance, d'autant que seules des tenues vestimentaires correctes sont autorisées et qu'elles ne mettent pas forcément en valeur votre physique si particulier. Et puis il y a les couleurs. Cette palette de marron, de beige, de kaki ne flatte pas votre teint. Tant pis ! Vous ne sortirez plus.

Peut-être que vous pourriez vous contenter de perdre une heure ou deux dans l'un des nombreux restaurants de votre ville ? Avec un regain d'allant vous vous empressez d'en faire le tour pour en étudier les cartes, et là vous n'en croyez pas vos yeux ! Vous voilà limité à la gastronomie française dans ce qu'elle a de plus basique, à la roborative cuisine allemande qui alourdira dangereusement vos formes, à quelques classiques européens... La savoureuse cuisine orientale est bannie de la ville, plus de couscous, de tajines, de kebabs, de délicieuses pâtisseries... Cela vous désole mais vous vous consolez néanmoins, après tout vous pouvez toujours cuisiner les plats que vous aimez, les recettes sont gravées dans votre mémoire ou bien cachées chez vous au fond d'un placard. Mais très vite vous déchantez. Les épices sont interdites, les légumes et fruits exotiques ne sont plus sur les étals des marchés, vous ne trouvez pas de semoule et les petites épiceries pleines de surprises et de produits rares que vous fréquentiez sont fermées. Tant pis ! Vous ne mangerez plus.

Le programme des divertissements est affiché en mairie, placardé le long du canal et sur les vitrines des commerces, vous le connaissez par cœur et il vous donne la nausée. Après quelques sursauts d'indignation vous vous rendez compte que peu à peu vos amis vous tournent le dos, que votre famille ne vous soutient plus, que vos collègues de travail vous ignorent... Incapable de continuer seul votre combat vous vous résignez à rentrer plus ou moins dans le rang, mais c'est trop tard. Aux terrasses des cafés les nantis de la municipalité réquisitionnent les meilleures places et il n'y a jamais la boisson que vous commandez, dans les restaurants curieusement vous ne parvenez jamais à réserver, vous faites la queue sous une pluie battante ou un soleil de plomb pour les événements culturels mais ne pouvez que rarement y entrer, bien sûr on ne vous rembourse pas votre entrée... Au travail cela va de mal en pis, vous n'obtenez pas ce poste tant convoité que l'on vous promettait, on vous refuse plusieurs fois une augmentation et pourtant vous travaillez de plus en plus. Un matin vous vous faites virer. Tant pis ! Vous ne travaillerez plus.

Plus que tout vous craignez les heures sombres qui s'annoncent. Bientôt vous ne pourrez plus payer votre loyer et vous serez expulsé. Vous irez rejoindre le troupeau grandissant des démunis et serez mis à l'index par ceux que vous connaissiez. Vous savez que la municipalité ne fera rien pour vous venir en aide, elle n'a pas d'argent à consacrer aux miséreux, aux exclus de la société. Pourtant vous êtes né ici, vous avez la bonne nationalité, les bonnes origines, rien n'entache votre pedigree hormis votre fichu esprit rebelle. Lequel somme toute réagit en vous poussant à camper sur la place de votre mairie. Comme çà, juste pour les emmerder. Vous vivez de peu, quelques personnes investies dans un bénévolat charitable vous apportent à manger et toujours ces affreux vêtements que vous détestez.  Le sol est dur, il n'y a plus un seul banc pour s'y reposer, le maire les a fait enlever parce que des étrangers s'y asseyaient. Vous avez froid l'hiver et vous crevez de chaud l'été. Le maire a fait abattre les arbres de la place sous le prétexte que des indésirables s'y abritaient du soleil. Il pense que vous vous lasserez et cherche le moyen de vous faire partir, mais vous résistez. Vous devenez petit à petit une curiosité incontournable de la ville. Les touristes viennent vous voir, vous prennent en photo, des journalistes ont écrit à votre sujet et vous apparaissez dans quelques reportages des chaînes nationales. La municipalité ne peut plus se débarrasser de vous, tout le monde vous connaît.


Votre vie est devenue publique. Vous êtes plus sollicité que le maire lui-même et vous ne vous privez pas de dire ce que vous pensez de sa gestion et de l'idéologie de son parti. Les habitants qui bêlent avec le troupeau comme de bons moutons dociles vous craignent, certains se remettent en question, ils se rapprochent de vous et proposent de vous aider. Au bout du compte une commission d'élus municipaux est chargée d'étudier votre cas avec l'aide de spécialistes nationaux. On vous qualifie de résistant. Vous en riez, vous préférez n'être que vous-même. Un matin le maire lui-même vient vous parler. Il vous offre un travail à ses côtés, un logement payé par la municipalité, vous autorise un accès à la culture que vous aimez, à porter les vêtements de votre choix... Mais vous n'aimez pas les compromissions. Le mot seul vous donne envie de vomir. Alors vous refusez. Poliment. Le côtoyer chaque jour serait dangereux pour votre équilibre, vous ne pourriez pas résister à la tentation qu'il représente. Cet homme est intelligent, séduisant, cultivé, ambitieux... Un gendre idéal. Et vous êtes gay.

Ecrit à Beaucaire
le 18 avril 2014

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