Il en est des non-dits comme de ces plantes qui s'efforcent
de croître dans l'ombre. Elles évoluent, se glissent subrepticement dans les
failles, grignotent les lieux investis en étouffant leurs congénères assoiffées
de lumière, s'étalent insidieusement jusqu'à recouvrir le moindre espace de
liberté.
C'est exactement ce qui se passe autour de vous.
Sournoisement, en prenant soin de ne pas faire de vagues pour n'affoler
personne, un parti politique à l'idéologie nauséabonde s'est installé dans
votre ville. Il se savait attendu comme un sauveur par des habitants dont le
racisme primaire et inconditionnel guide les choix, impatients de lui fournir
la matraque dont il aurait besoin pour chasser les indésirables. Il s'est donc
consacré à séduire les autres, les inquiets, les peureux. Prenant son temps
pour les approcher, leur faisant une cour assidue mais discrète, les noyant
dans des promesses de vie future idyllique, ils les ont conquis à force de
patience et de ténacité. Pour finalement emporter le bastion, la mariée et
toute la famille avec ! Sauf vous.
Un matin vous vous réveillez avec le drôle de sentiment de
plus pouvoir respirer et à partir de là vous ne vivez plus, vous survivez.
Péniblement, douloureusement. Vous vous accrochez à l'espoir ténu que cela ne
saurait durer tout en sachant pertinemment qu'hélas vous devrez supporter cela
pendant les six années à venir. Au minimum. L'être humain étant ce qu'il est on
ne peut espérer de lui qu'il se ressaisisse et fasse le constat de ses erreurs
plus rapidement qu'il n'en est capable. Pour cela il lui faudra subir, chercher
à comprendre le pourquoi du comment, assimiler les leçons et envisager les
conséquences. Ce qui forcément prendra beaucoup de temps. Et pendant ce
temps-là vous vivez dans un monde nouveau, tout d'ordre et de rigueur, un monde
dans lequel la moindre de vos activités est soumise à conditions, examinée,
dépecée, pour finalement vous être interdite sous de fallacieux prétextes
dispensés avec componction. Car il vous faut rentrer dans le droit chemin. Vous
ne pouvez plus vous égarer sur des sentes mal tracées au gré de vos envies de
découverte, cela risquerait de vous éclairer sur la vraie vie, l'autre, celle
du reste du monde. La liste des interdits s'allonge au fil des jours jusqu'à
envahir vos songes pour en faire d'irrémédiables cauchemars.
La musique ? Oui bien sûr, mais pas n'importe laquelle !
Vous ne sauriez demeurer convenable en écoutant des artistes engagés, du raï,
du rap, du R’n’B, de la techno, de l'électro, du funk, de la house, du
hard-rock, du metal... Il vous reste le choix entre la musique classique, cette
bonne vieille variété française qu'on chantonne de tous temps dans nos
chaumières, et peut-être un peu de variété étrangère ou même de jazz, mais pour
ce dernier pas tout hein ? C'est tout de même une musique de nègros ! Très vite
vous comprenez que seules sont autorisées les valeurs sûres, rien de novateur.
Mais cela ne vous plaît pas. Tant pis ! Vous n'écouterez plus de musique.
Alors vous vous tournez vers la lecture, après tout il y a
tellement de livres que vous trouverez votre bonheur, du moins le croyez-vous.
Mais les rayons des librairies n'offrent que des œuvres de Céline, de Drieu la
Rochelle, de Maurras, de Brasillach, de Paulhan, de Claudel... Fort
heureusement vous lisez couramment plusieurs langues et vous fouillez dans les
auteurs italiens, mais là vous ne voyez que les livres de Marinetti,
d'Annunzio, de Foscolo... Les espagnols ? On vous propose avec entrain les écrits
de Garcia Serrano ! Les allemands ? Oui bien entendu, il y a Heidegger, Grimm,
Günter ou Rosenberg... Et la cerise sur le gâteau : Hitler himself. Les
libraires argueront que ce sont tous de grands écrivains dont on ne peut nier
le talent, mais vous ne vous sentez pas prêts à avaler toute cette mixture
indigeste et vous refusez même de chercher parmi les autres auteurs européens.
Tant pis ! Vous ne lirez plus.
Que faire de votre temps libre ? Les expositions culturelles
sont encadrées et limitées à des artistes autorisés et peu exaltants, bien
évidemment les grapheurs sont pourchassés, le Street Art interdit et puni d'une
lourde amende voire d'un emprisonnement ! Les concerts spontanés, les bœufs
entre amis musiciens, les lectures de textes inédits voire même les
regroupement amicaux sont vite dispersés. Le sport, pratique saine visant à
nettoyer votre mental en épuisant votre corps est vivement encouragé. Des
manifestations sont organisées chaque fin de semaine, la compétition est le
fruit d'entraînements journaliers et seuls les esprits forts tiennent la
distance. Les autres, ceux qui ne sont pas doués pour les performances
sportives, on les regarde de travers et on s'interroge sur leurs tares cachées.
Très vite vous vous sentez mal dans votre peau et perdez votre belle assurance,
d'autant que seules des tenues vestimentaires correctes sont autorisées et
qu'elles ne mettent pas forcément en valeur votre physique si particulier. Et
puis il y a les couleurs. Cette palette de marron, de beige, de kaki ne flatte
pas votre teint. Tant pis ! Vous ne sortirez plus.
Peut-être que vous pourriez vous contenter de perdre une
heure ou deux dans l'un des nombreux restaurants de votre ville ? Avec un
regain d'allant vous vous empressez d'en faire le tour pour en étudier les
cartes, et là vous n'en croyez pas vos yeux ! Vous voilà limité à la
gastronomie française dans ce qu'elle a de plus basique, à la roborative
cuisine allemande qui alourdira dangereusement vos formes, à quelques
classiques européens... La savoureuse cuisine orientale est bannie de la ville,
plus de couscous, de tajines, de kebabs, de délicieuses pâtisseries... Cela
vous désole mais vous vous consolez néanmoins, après tout vous pouvez toujours
cuisiner les plats que vous aimez, les recettes sont gravées dans votre mémoire
ou bien cachées chez vous au fond d'un placard. Mais très vite vous déchantez.
Les épices sont interdites, les légumes et fruits exotiques ne sont plus sur
les étals des marchés, vous ne trouvez pas de semoule et les petites épiceries
pleines de surprises et de produits rares que vous fréquentiez sont fermées.
Tant pis ! Vous ne mangerez plus.
Le programme des divertissements est affiché en mairie,
placardé le long du canal et sur les vitrines des commerces, vous le connaissez
par cœur et il vous donne la nausée. Après quelques sursauts d'indignation vous
vous rendez compte que peu à peu vos amis vous tournent le dos, que votre
famille ne vous soutient plus, que vos collègues de travail vous ignorent...
Incapable de continuer seul votre combat vous vous résignez à rentrer plus ou
moins dans le rang, mais c'est trop tard. Aux terrasses des cafés les nantis de
la municipalité réquisitionnent les meilleures places et il n'y a jamais la
boisson que vous commandez, dans les restaurants curieusement vous ne parvenez
jamais à réserver, vous faites la queue sous une pluie battante ou un soleil de
plomb pour les événements culturels mais ne pouvez que rarement y entrer, bien
sûr on ne vous rembourse pas votre entrée... Au travail cela va de mal en pis,
vous n'obtenez pas ce poste tant convoité que l'on vous promettait, on vous
refuse plusieurs fois une augmentation et pourtant vous travaillez de plus en
plus. Un matin vous vous faites virer. Tant pis ! Vous ne travaillerez plus.
Plus que tout vous craignez les heures sombres qui
s'annoncent. Bientôt vous ne pourrez plus payer votre loyer et vous serez
expulsé. Vous irez rejoindre le troupeau grandissant des démunis et serez mis à
l'index par ceux que vous connaissiez. Vous savez que la municipalité ne fera
rien pour vous venir en aide, elle n'a pas d'argent à consacrer aux miséreux,
aux exclus de la société. Pourtant vous êtes né ici, vous avez la bonne
nationalité, les bonnes origines, rien n'entache votre pedigree hormis votre fichu
esprit rebelle. Lequel somme toute réagit en vous poussant à camper sur la
place de votre mairie. Comme çà, juste pour les emmerder. Vous vivez de peu,
quelques personnes investies dans un bénévolat charitable vous apportent à
manger et toujours ces affreux vêtements que vous détestez. Le sol est dur, il n'y a plus un seul banc
pour s'y reposer, le maire les a fait enlever parce que des étrangers s'y
asseyaient. Vous avez froid l'hiver et vous crevez de chaud l'été. Le maire a
fait abattre les arbres de la place sous le prétexte que des indésirables s'y
abritaient du soleil. Il pense que vous vous lasserez et cherche le moyen de
vous faire partir, mais vous résistez. Vous devenez petit à petit une curiosité
incontournable de la ville. Les touristes viennent vous voir, vous prennent en
photo, des journalistes ont écrit à votre sujet et vous apparaissez dans
quelques reportages des chaînes nationales. La municipalité ne peut plus se
débarrasser de vous, tout le monde vous connaît.
Votre vie est devenue publique. Vous êtes plus sollicité que
le maire lui-même et vous ne vous privez pas de dire ce que vous pensez de sa
gestion et de l'idéologie de son parti. Les habitants qui bêlent avec le
troupeau comme de bons moutons dociles vous craignent, certains se remettent en
question, ils se rapprochent de vous et proposent de vous aider. Au bout du
compte une commission d'élus municipaux est chargée d'étudier votre cas avec
l'aide de spécialistes nationaux. On vous qualifie de résistant. Vous en riez,
vous préférez n'être que vous-même. Un matin le maire lui-même vient vous
parler. Il vous offre un travail à ses côtés, un logement payé par la
municipalité, vous autorise un accès à la culture que vous aimez, à porter les
vêtements de votre choix... Mais vous n'aimez pas les compromissions. Le mot
seul vous donne envie de vomir. Alors vous refusez. Poliment. Le côtoyer chaque
jour serait dangereux pour votre équilibre, vous ne pourriez pas résister à la
tentation qu'il représente. Cet homme est intelligent, séduisant, cultivé,
ambitieux... Un gendre idéal. Et vous êtes gay.
Ecrit à Beaucaire
le 18 avril 2014