jeudi 12 novembre 2020

LIVRE LIBRE


"Oh ! Maman regarde !" C'est elle qui m'a repéré en premier, la petite fille si mignonne qui s'ennuyait à suivre ses parents dans cette brocante. Elle a tiré sa mère jusqu'à moi et toutes deux se sont penchées sur ma couverture avec émerveillement. La maman m'a pris délicatement dans ses mains, en veillant à ne pas m'abîmer, elle a tourné mes pages très lentement, presque révérencieusement... "Un livre !" a dit alors le père en les rejoignant "Cà alors ! Je n'en ai pas vu depuis que j'étais gamin." Il m'a examiné à son tour, avec des yeux brillants de joie et d'émotion, je vous jure que j'ai vu une larme perler au bord de ses cils... Et comme je le comprenais ! Si j'avais pu pleurer moi aussi, j'aurais délavé tous les mots, toutes les phrases de ce petit recueil de poésie à dire vrai assez quelconque. J'avais conscience d'avoir acquis une valeur inusitée au fil du temps, nous étions si peu à avoir survécu à ce que nous nommions entre nous "la grande flambée" depuis ce jour funeste où le gouvernement avait décrété que nous étions des nids à microbe et que nous propagions dangereusement la pandémie. Morts de peur, les paisibles citoyens s'étaient transformés en furies, nous jetant par la fenêtre de leurs maisons, nous arrachant des étagères des librairies et des bibliothèques, nous rassemblant ensuite pour nous jeter sans autre forme de procès dans des feux immenses ! Ils brûlèrent pendant plusieurs semaines ces feux, et j'y ai perdu tant de frères et soeurs que mon pauvre coeur s'est brisé, irrémédiablement... 

Je ne sais plus trop comment j'ai survécu. Sans doute ai-je été sauvé des flammes par un amoureux des livres, un irréductible qui ne supportait pas que l'on nous sacrifie sur l'autel des mesures sanitaires. Aujourd'hui je suis dans cette brocante, un peu caché tout de même parce que la brave dame qui a loué cet emplacement craint d'avoir une amende si je suis dénoncé. Elle m'a gentiment nettoyé de la poussière accumulée au fil de mes pérégrinations, m'a rafistolé autant qu'elle le pouvait, et m'a proposé de m'offrir une nouvelle vie. J'ai dit oui, bien sûr ! Et peut-être que la gentille famille qui se penche sur moi en ce moment me prendra chez elle, m'installera dans une belle bibliothèque avec d'autres rescapés, et nous gardera tous... Je sens déjà mes pages frémir entre leurs mains, je ressens leurs émotions et leur plaisir, je revis !

Vous pensez que j'ai tort d'espérer ? Mais je suis un livre, un recueil de poésie qui justement chante l'espoir et l'amour tout au long de sa cinquantaine de pages. Je suis petit, c'est vrai, je n'ai pas l'arrogante assurance d'une anthologie, mais je ne me laisserai pas déloger à nouveau sans réagir. La première fois ils m'ont eu par surprise, aujourd'hui je suis prêt ! Venez, je vous attends. Vous n'avez plus le droit de me brûler, je suis devenu un objet rare, un objet de valeur, et quoi que vous me fassiez, les mots et les phrases inscrits dans mes pages demeureront. Certains les ont appris par cœur, il les feront revivre, ils les déclameront, ils les chanteront, ils leur offriront la gloire. Moi je ne suis qu'un porteur, les mots sont le message. Et les autres, tous les autres qui ne lisent pas, qui ne nous aiment pas, je leur demande juste de me laisser vivre. Aujourd'hui j'ai gagné mon combat, je suis un livre libre.

Ecrit à Beaucaire,

le 12 novembre 2020


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