mercredi 30 mai 2018

Histoire de Tête

Elle avait cette évidente faiblesse de tenir à sa tête. Non pas qu’elle fût exceptionnelle d’un point de vue esthétique, non cela n’avait en réalité aucune importance. C’était son contenu qu’elle protégeait autant que faire se peut. L’incroyable complexité des connexions neurologiques lui apparaissait comme la cartographie de tous ses possibles, et sa mémoire comme autant de minuscules tiroirs dans lesquelles elle rangeait tout ce qui lui serait utile selon un classement qui n’appartenait qu’à elle. C’était fort simple, et en même temps très compliqué, une chatte n’y aurait pas forcément retrouvé ses petits mais peu lui importait du moment que ces myriades d’informations attendaient sagement qu’elles les remonte à la surface pour les utiliser.

Alors bien sûr certains pouvaient penser qu’il y avait quelque chose de machiavélique à tant vouloir préserver ce savoir acquis au prix d’un minutieux travail de recherche. Et elle convenait volontiers que tout cela n’avait rien d’innocent, car en vérité l’innocence n’avait pas sa place dans les luttes qu’elle menait, et la naïveté encore moins. Si vous couchez avec le diable, avait-elle coutume de dire, vous vous embrasez et vous finissez par vous consumer ! La seule protection à l’épreuve des forces obscures était cette manie de l’étiquetage qui lui permettait de prélever les informations collectées pour les mettre de côté, se préservant ainsi de leur influence pernicieuse. La perversité qu’il y avait à plonger dans ce monde nauséabond aurait pu l’atteindre, mais il n’en était rien. Elle éprouvait la curieuse sensation de se dépouiller de toute haine au fur et à mesure qu’elle engrangeait les émotions les plus violentes, les plus destructrices, les plus improbables... Non pas qu’elle devienne une sorte de sainte, pas du tout. Mais elle atteignait une forme de stoïcisme qui ne laissait pas de l’étonner et qui la protégeait des vicissitudes que ses semblables ne se privaient pas de lui faire supporter. 

La dure réalité du quotidien nourrissait son combat, la confortait dans ses luttes, la portait vers l’avenir qu’elle contribuait à construire. Elle s’accrochait à ses valeurs comme une arapède à son rocher, consciente d’évoluer comme une équilibriste sur une corde invisible et très instable qui mettait en danger sa sérénité à chacun de ses pas. Avoir senti passer si près de ses cervicales le souffle acéré de la guillotine l’amenait à vérifier régulièrement que sa tête, sa très chère tête sans laquelle elle ne serait rien de plus qu’un ectoplasme sans consistance, était toujours là, vissée sur la colonne fragile de son cou. Et elle se ravissait de sa capacité de résistance aux attaques pernicieuses de ceux qui se moquaient d’en protéger le contenu, elle avait encore tant et tant de combats à mener, tant d’informations à engranger, tant de victoires possibles ! En vérité elle savait qu’elle la perdrait un jour cette pauvre tête qui s’altérait avec le temps, mais ce serait uniquement quand elle l’aurait décidé. Son cœur un jour lui donnerait le signal du retrait, et elle espérait de toutes ses forces que, peut-être, il ne le ferait jamais. Alors ce jour seulement elle intimerait à sa tête de se mettre au repos pour les années qui lui resteraient. Elle viderait un à un tous ses petits tiroirs pour en transmettre le contenu à qui marcherait dans ses pas, et elle lâcherait prise. Sans doute pour l’éternité.

Ecrit à Beaucaire,
le 30 mai 2018

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