mercredi 7 mai 2014

ECRIRE

Autant le dire tout de suite : écrire n’est en rien un plaisir. C’est au contraire un besoin vital, une pulsion irrépressible, une souffrance dont on ne peut se libérer qu’au terme d’un travail souvent long et difficile. Il n’est que des profanes pour s’imaginer que l’on puisse écrire par plaisir, avec légèreté et sans douleur, il est facile de jeter d’un seul trait quelques phrases sur le papier, mais bien plus ardu est d’acquérir la certitude que l’on tient enfin ce que l’on souhaitait obtenir. Quel auteur n’a pas connu la fameuse « angoisse de la page blanche » ? Ce moment terrible où l’on bloque, on se creuse la cervelle, on cherche, on réfléchit, on relit encore et encore ce que l’on a déjà écrit mais l’inspiration reste en panne. Lorsque les mots ne viennent pas mais qu’on les sait là, dans un recoin de notre imagination, bien cachés et attendant l’instant propice pour surgir au bout de nos doigts on ressent une intense frustration… Le plaisir vient après, quand en se relisant on sait, on sent, qu’il n’y a rien à ajouter, rien à changer. Finir est le point d’orgue, l’extase finale, une excitation si forte qu’elle est incomparable et que nul ne peut la comprendre s’il ne l’a pas vécue.

Ecrire est un travail, un vrai, de ceux qui nécessitent des heures de réflexion, de recherches, de concentration, de correction. Personnellement je consacre plusieurs heures par jour et par nuit à tenter d’exprimer ce qui bouillonne dans ma pauvre tête, et je ne peux travailler que seule devant mon ordinateur. Comme je ne suis pas de la prime jeunesse, hélas ! j’ai connu les machines à écrire qui faisaient un bruit de mitraillette, ces ancêtres vénérables de nos claviers actuels qui avaient une odeur indéfinissable et dont les touches se coinçaient au moment le plus inopportun. Changer le ruban était une affaire de plusieurs minutes et l’on se tâchait inévitablement les doigts, on pestait, on râlait… Mais quand je repense à ma vieille machine à écrire je ressens une nostalgie douce-amère   qui me ramène plus de trente ans en arrière, à cette époque bénie où j’étais certaine de conquérir le monde avec mon seul talent. Cela n’est pas encore arrivé – je précise encore parce que je ne perds pas l’espoir d’y parvenir – mais je me revois comme si c’était hier, acharnée à taper sur les touches en écoutant de la musique pour en couvrir le bruit ! Ma brave vieille machine, celle sur laquelle j’ai écrit mon premier bouquin – une romance historique à l’eau de rose qu’il m’arrive de relire – je regrette de n’avoir pu la garder lorsque j’ai quitté la maison de mes parents pour voler de mes propres ailes, elle aurait aujourd’hui la place d’honneur dans mon appartement.

Chaque auteur procède à sa façon, aucune technique, aucune approche n’est meilleure qu’une autre, il faut simplement trouver celle qui vous convient et vous y tenir. Tout est question d’atmosphère et de bien-être, certains travaillent dans le désordre, au propre comme au figuré, d’autres avancent à tâtons mais avec une logique inscrite dans leur imaginaire, et d’autres encore appliquent des règles quasiment scolaires. Beaucoup d’auteurs ont des manies, des objets fétiches, des animaux de compagnie qui les inspirent, une pièce consacrée à l’écriture… Personnellement je n’ai pas d’autre manie qu’écouter de la musique classique ou du jazz et boire du thé, lequel refroidit avant que je m’en préoccupe mais je le bois tout de même ! Aussi loin que je m’en souvienne je n’ai jamais pu écrire sans la présence éloquente et silencieuse d’un chat, et curieusement je m’aperçois que la seule période de ma vie pendant laquelle j’ai quasiment cessé d’écrire il n’y avait pas de chat à la maison… Tout cela peut paraître puéril à certains, et il est probable que cela l’est, mais pourquoi devrions-nous justifier nos habitudes ? L’essentiel est d’écrire, encore et toujours, d’en prendre le temps et de s’y consacrer avec ferveur, le résultat est bien souvent payant s’il peut nous satisfaire. Bien évidemment le but final est de toucher les lecteurs, on se jette dans le difficile parcours de l’écriture pour être reconnu et la joie d’être édité est la seule qui vaille tout le mal que l’on se donne pour aboutir l’œuvre que l’on a en tête. Mais pour être tout à fait honnête, et je ne pense pas être la seule dans ce cas, écrire est avant tout un besoin égoïste. Combien d’auteurs ne seront jamais publiés ? Pas par manque de talent, non, simplement parce qu’ils n’ont pas écrit ce que l’on attendait d’eux au moment où on l’attendait. Tout est question de synchronisation entre les ouvrages ciblés par les maisons d’édition, les goûts et les attentes du public, et bien entendu les jugements des critiques… 

Mais avant tout je considère que pour écrire il faut être libre, dans son cœur et dans sa tête sinon dans sa vie, parce qu’il est essentiel de pouvoir rejeter toutes les chaînes pour se plonger dans cet univers fabuleux. Aussi tendres soient-ils, les liens de la vie ne sont qu’une entrave à l’expression d’un art, de n’importe quel art ! aussi faut-il apprendre à momentanément s’en défaire pour mieux les retrouver ensuite et je ne crois pas que cela remette en question leur solidité si l’on agit avec respect et amour. Que celui ou celle qui n’a jamais souhaité se retrouver totalement seul pour vivre cette souffrance qu’est l’écriture vienne ici me contredire ! Supporte-t-on la compagnie des autres, même les plus proches d’entre eux, lorsque l’on a si mal que l’on voudrait hurler ? Pour nous le seul exorcisme est d’écrire, et c’est un acte que l’on accomplit dans la solitude.

Mais c’est aussi un accomplissement, et comme toute forme d’art ou de talent on y trouve un véritable épanouissement qui permet d’affronter la vie avec les armes que sont la certitude, la confiance en soi et la conscience de sa valeur. Point n’est besoin d’être reconnu pour savoir ce que l’on vaut et de quoi l’on est capable, le doute nous ronge et nous pourrit la vie très régulièrement, nous passons d’une humeur étale à la surexcitation, la déprime, voire le désespoir… Puis nous recommençons un nouveau cycle, et cela notre vie durant. Mais ces sautes d’humeur sont notre quotidien, un peu plus affirmées peut-être que pour les autres, ceux qui n’écrivent pas, ceux qui nous lirons un jour, mais au fond nous ressentons les mêmes émotions, elles sont simplement exacerbées par les pulsions créatrices qui nous agitent par intermittence.

Ainsi le quotidien d’un auteur ne diffère-t-il pas vraiment de celui d’une autre personne, il est fait de travail, encore et toujours, et d’émotions. Avec à la clef la joie de parfois aboutir en retranscrivant l’œuvre qui nous trotte dans la tête jour et nuit.

Ecrit à Paris,
le 22 février 2003

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